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Libération de la parole sur les réseaux sociaux : #balancetonporc, entre liberté d’expression et diffamation

Libération de la parole sur les réseaux sociaux : #balancetonporc, entre liberté d’expression et diffamation

Auteur : Emmanuelle Dumont
Publié le : 27/04/2021 27 avril avr. 04 2021

Rebondissement dans l’affaire #balancetonporc : la journaliste Sandra Muller, à l’initiative du mouvement, avait été condamnée pour diffamation en première instance. La Cour d’appel de Paris vient de la relaxer sur le fondement de la bonne foi (CA Paris, 31 mars 2021, n°19/19081).

Pour rappel, ce mouvement avait été lancé en écho à #metoo, lui-même créé suite à l’Affaire Weinstein et visant à libérer la parole des femmes dans le monde du cinéma et du spectacle, milieu dans lequel ce sujet reste particulièrement problématique (réputation, course au succès, etc.).

En octobre 2017, l’influent producteur américain Harvey Weinstein est accusé de harcèlement sexuel, d’agression sexuelle et de viol par plusieurs femmes. Cette affaire secoue le monde du cinéma et incite à la libération de la parole. En France, la journaliste Sandra Muller publie, le 13 octobre, quatre posts sur Twitter. L’un d’eux comporte un hashtag qui devient viral : #BalanceTonPorc.

«Toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends.», écrit la journaliste. Quelques jours plus tard, elle publie un message tendancieux à connotation ouvertement sexuelle et dégradante de la part d’Éric Brillon, ex-patron de Equidia. À la suite de ce message, les témoignages accompagnés de la mention #BalanceTonPorc se multiplient sur le réseau social. Mais Éric Brillon, consacré « premier Porc de Twitter », contre-attaque et poursuit la journaliste pour diffamation.

L’ancien patron d’Equidia ne nie pas avoir prononcé cette phrase graveleuses qui lui est imputée mais réfute les termes de « harcèlement sexuel » et entend prouver que les messages de Sandra Muller manquent de contexte. Le 25 septembre 2019, le tribunal estime que la journaliste a « dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression », ses propos dégénérant en « attaque personnelle ».

Aux termes d’un arrêt en date du 31 mars 2021, la Cour d’appel de Paris vient d’invalider cette décision.

Le moyen retenu par la Cour d’appel : “focus” sur l’excuse de bonne foi

La diffamation est une infraction sanctionnée sur le fondement de l’article 29 premier de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Elle est définie comme « l’allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur et à la considération d’une personne ».

L’une des défenses les plus courantes contre la diffamation est l’exception de vérité des propos dénoncés : s’il peut être prouvé que les propos rapportés sont vrais, alors il n’y a pas de diffamation. Mais la Cour, ayant rejeté cette première défense, et après avoir considéré que les propos diffusés relevaient bien de la diffamation, a bel et bien accueilli la demande de la journaliste, se fondant sur l’excuse de bonne foi et sur le respect de la liberté d’expression.

En effet, la Cour d’appel fait primer la bonne foi de la journaliste en s’inspirant du contrôle opéré par la Cour européenne des droits de l’homme, dit « de proportionnalité », qui vise à la recherche d’un équilibre entre les atteintes portés aux droits et libertés fondamentaux et les objectifs poursuivis. Se servant du contexte dans lequel la campagne a été lancée (débat d’intérêt général, propos certes non vérifiés mais reposant sur une base suffisante), elle a donc affirmé que l’atteinte portée à l’honneur et la réputation de la personne visée par les accusations ne constituait pas un usage disproportionné de cette liberté d’expression et relevait bien de la bonne foi de l’appelante.

Elle indique en effet que : « Si les juridictions ne doivent pas cautionner les débordements qui peuvent survenir sur les réseaux sociaux, elles ne peuvent statuer que sur les faits qui leur sont soumis. Même si Eric B. a pu souffrir d’être le premier homme dénoncé sous le #balancetonporc, le bénéfice de la bonne foi doit être reconnu à Sandra M., dès lors que son tweet ‘ ‘Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit.’ Eric B. ex patron de Equidia #balancetonporc’ ne contenait pas l’imputation d’avoir commis un délit pénal et qu’il a été publié dans le cadre d’un débat d’intérêt général sur la libération de la parole des femmes, avec une base factuelle suffisante quant à la teneur des propos attribués à Eric B.. ».

Ainsi ce sujet met également l’accent sur la distinction entre la perception subjective du harcèlement sexuel, au sens « commun » du terme, et sa perception objective, au sens juridique du terme. Il a en effet été admis que le mouvement initié par la journaliste (qui, la Cour l’affirme, « n’est pas juriste de profession ») devait être considéré comme une invitation à dénoncer des comportements relevant, dans l’opinion publique, d’atteintes à la dignité des femmes et non comme une invitation à dénoncer des faits de harcèlement sexuel au sens du Code pénal. Le mouvement avait en effet, à l’origine, pour objectif de dénoncer des actes jugés déplacés dans le monde du travail.

Le contexte particulier du harcèlement au travail

“‘#balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlement (sic) sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends” : c’est ainsi que la campagne #balancetonporc a débuté en 2017. Cependant, le caractère de harcèlement au travail, dans l’affaire #balancetonporc, n’a été retenu ni par le tribunal, ni par la Cour d’appel. Le mouvement lui-même est devenu vecteur de la dénonciation de faits de harcèlement du quotidien. Mais à la suite de celui-ci, l’initiative s’est bel et bien invitée dans le monde de l’entreprise avec le fameux hashtag #balancetastartup, relayé sur instagram et twitter.

L’intérêt de la distinction est que l’équilibre entre le droit à la liberté d’expression et la protection contre une atteinte à la réputation est apprécié autrement dans ce contexte, particulièrement lorsque les propos diffusés ont pour objet de rapporter des actes attribués à un supérieur hiérarchique. En effet, même s’il paraît évident que la salarié jouit de sa liberté d’expression, celle-ci est loin d’être sans limite. Au-delà des sanctions pénales encourues par toute personne tenant des propos pouvant être qualifiés de diffamatoires ou injurieux (c’est-à-dire portant atteinte à son honneur ou sa considération, ou considérés comme insultants), il existe dans le cadre d’une relation de travail une obligation de loyauté du salarié à l’égard de son employeur. Ainsi, les sanctions disciplinaires existantes sont même encouragées par la jurisprudence, qui n’hésite pas à considérer qu’un licenciement pour faute grave est justifié, lorsque les propos tenus par le salarié ont un caractère “excessif” et apparaissent comme “déloyaux et malveillants” (Cass. Soc. 11 avril 2018 n°16-18.590).

Même après la rupture de son contrat de travail, le salarié est toujours tenu de ne pas porter atteinte à l’image de l’entreprise, sous peine d’être reconnu civilement responsable et de devoir indemniser son ancien employeur. L’une des raisons pour lesquelles les juridictions se montrent plus sévères est que le monde du travail laisse à la disposition des salariés nombre de recours pour se faire entendre : prud’hommes, ressources humaines, CSE, inspection du travail ou encore médecine du travail.

Par conséquent, même si les réseaux sociaux peuvent parfois se montrer utiles pour dénoncer certains agissements jugés comme « déplacés », et pour permettre à certaines victimes de sortir du silence, ils ne doivent pas devenir un champ de bataille juridique. L’idée étant qu’avoir un droit ne suffit pas, car encore faut-il ne pas en abuser, ce que les juges ne cessent de rappeler régulièrement.

Ainsi l’équilibre entre l’usage de la liberté d’expression de chacun (et de tous) et le respect de l’honneur, de la considération et de la réputation de tous (et de chacun) reste délicat à trouver. La jurisprudence elle-même analyse les situations au cas par cas, appréhendant plus ou moins bien ces nouveaux mouvements qui se développent sur les réseaux.

Le danger de l’utilisation des réseaux sociaux

Il est en effet intéressant de noter que ces mouvements dénonciateurs, désormais répandus sur les réseaux sociaux, ont pour effet de déplacer le débat au sein d’une sphère publique : internet. Les réseaux permettent en effet de laisser libre cours à ces mouvements et de décaler le débat relatif au harcèlement. Or le harcèlement, qu’il soit sexuel ou moral, est un délit. Il est sanctionné devant les juridictions civiles ou pénales, et donne lieu, lorsque c’est le cas, à un jugement. Le mécanisme de ces campagnes diffère néanmoins : elles invitent à dénoncer le harcèlement hors du cadre légal et à sortir du silence en accusant nommément les prétendus coupables, dans l’objectif de se faire justice soi-même. Par conséquent, l’opportunité de se défendre contre de tels propos dénoncés sur les réseaux apparaît limitée, en dépit de l’impact négatif que ceux-ci peuvent avoir sur la vie de l’intéressé.

Dans ce contexte, quelle est alors la place laissée, notamment, à la présomption d’innocence ?

La présomption d’innocence est protégée par l’article 6-2 de la Convention européenne des droits de l’homme et par l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. C’est un droit fondamental, au même titre que la liberté d’expression, elle-même protégée par ces deux instruments (respectivement aux Articles 10 (CESDH) et 11 (DDHC)). Dans sa définition commune, la présomption d’innocence signifie qu’un individu, même suspecté de la commission d’une infraction, ne peut être considéré comme coupable avant d’en avoir été définitivement jugé comme tel par un tribunal. Les nécessités de la liberté d’information et de la liberté d’expression limitent inévitablement la portée de la présomption, mais comme toujours lorsque de tels principes fondamentaux s’affrontent, il est difficile d’apporter une réponse claire concernant la place qui est laissée à chacun d’entre eux.

Il reste donc important de prendre ses précautions lorsque l’on souhaite dénoncer certains propos ou actes de harcèlement, plus particulièrement lorsque la personne visée par les accusations est personnellement nommée. L’ampleur de ces mouvements peut en effet être considérable car l’impulsion donnée par les réseaux a conduit à une multiplication de l’usage, parfois abusif, de la liberté d’expression.

Il ne s’agit donc pas d’oublier qu’entre liberté d’expression et diffamation : il n’y a qu’un pas.

Article écrit par Emmanuelle Dumont

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